Être le crocodile, être l'oiseau

Publié le par Laurine T.

Être le crocodile, être l'oiseau

Le crocodile sur son rocher ne bouge pas. L'eau le fait briller au soleil et sur son dos aplati on croirait que les chenilles d'un char d'assaut sont passées. Il a l'immobilité d'un mort. Il pourrait être la pierre, ou le bois sur la pierre. Peut-être même une construction de plastique. J'ai cru ça à un moment : qu'un habile sculpteur avait fabriqué de toutes pièces cette statue magnifique, et l'avait posée sur ce rocher qui émerge du Cañón del Sumidero, Chiapas, Mexico, un certain jour de janvier, l'y avait posée pour le bon plaisir des touristes serrés dans leur lancha. D'un point de vue marketing, assurer la satisfaction des visiteurs avides de contempler la bête pour de vrai ne m'aurait pas semblé absurde. Alors tu m'as dit doucement : regarde, et comme s'il obéissait, le monstre a bougé. Il a bougé lentement, douloureusement presque, comme un grand - père qui aurait mal à l'âme. Les automates de Marne-la-Vallée dans leur réalisme sophistiqué n'ont pas cette lassitude au creux des flans.

Le crocodile sur son rocher porte cette majesté des animaux à sang froid. Il ne connait pas l'impatience. Il est au-delà. Il règne sur l'eau et la terre et la pierre et aussi sur tous les déchets qui s'accrochent à la rive. Dans la lancha, les appareils photos se sont dressés comme autant de mitraillettes ; l'embarcation s'est mise à pencher sur tribord sous l'élan unique de nous tous qui ne voulions pas voir, sinon capturer une image. Tu m'as fait ma photo parce que c'est moi. C'est aussi un hommage. Puis tu as dit essaie d'être le crocodile. Non pas se mettre à sa place. Etre le crocodile. Il fallait voir avec ses yeux à lui. Sentir son corps à lui, les griffes sur la pierre, la résolution ferme et altière de tourner le dos à la lancha. Etre le crocodile. Alors les immondices accumulées sur la berge ne sont plus des négligences, ce sont des fautes. Alors le soleil ne se contente pas de réchauffer, il donne la vie. Alors ce petit bateau qui menace de verser redevient ce qu'il est : une poignée d'êtres humains jetés sur le même bord d'une embarcation ridicule, tous objectifs dehors.

Plus loin en amont il y avait la plage des zopilotes. Les vautours, eux, avaient eu l'amabilité de nous ouvrir grand les ailes. On a fait semblant de pas voir l'insolence. Plus loin en aval il y avait ce défilé devenu l'emblème du Chiapas. Les falaises dégringolent raides au fond de la gorge. Les guides expliquent qu'elles font mille mètres de haut. En réalité elles n'en font pas cinq cents : ils comptent à partir du niveau de la mer alors que le río Grijalva est déjà en altitude. C'est quand même impressionnant. Si tu sautes l'eau te broie. Essaie de ne pas penser pour voir. Juste sentir. Je ne sais pas faire ça. Je pensais au vertige : on pourrait écrire une histoire dont le vertige soit l'idée principale, l'élément moteur. J'avais des personnages suspendus aux falaises et l'intuition de regards dans le vide - le vrai vide, celui qui tombe à pic. Je chantonnais des airs de Marne-la-Vallée.

En descendant encore un peu il y a le sapin, cette cascade ouverte en corolles comme les branches d'un arbre de Noël. On dirait de la mousse mais c'est de la pierre, elle s'est formée petit à petit grâce aux gouttes minuscules qui tombent depuis le sommet. J'ai réalisé que j'ignorais tout de la géologie. J'ignore tant de choses et j'en ai pensé mille autres entre les parois abruptes du Cañón del Sumidero, Chiapas, Mexico, un certain jour de janvier. Après il y avait le barrage, la lancha des dames qui attendent toute la journée, sur l'eau, les cargaisons de touristes à qui elles offrent des chelas presque fraîches. Heure de la propina, puis demi tour au pied de la statue style soviétique des ouvriers et de l'architecte qui domine le barrage - la centrale électrique fournit une part considérable de l'énergie locale. Le retour est rapide, on salue le croco de loin, ce n'est plus l'heure de l'embêter. J'aime ce silence et le bruit du moteur, j'aime les éclaboussures où passent des arcs-en-ciel. On repasse devant le stalactite en forme d'hippocampe qui surplombe le río. Ici le calcaire fait des oeuvres d'art et les cactus ont appris à pousser parfaitement à la verticale, en se coinçant le pied dans une aspérité de la falaise pour pas tomber. Je demande à quoi tu penses. Tu dis simplement j'essayais d'être l'oiseau, en montrant le ciel.

Être le crocodile, être l'oiseau. Parce qu'alors on peut voler.

Publié dans Mexique

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