Jeudi Saint à Taxco (2) : les processions flagellantes de Pâques

Publié le par Laurine Thizy

Jeudi Saint à Taxco (2) : les processions flagellantes de Pâques

La nuit qui tombe sur les statues des pénitents leur ôte tout ce que la lumière laissait voir de l'artefact. C'est la possibilité que cela soit faux qui s'éteint avec le jour. La foule emplit les rues, les petites vieilles déplient leurs chaises portatives, les jeunes enfants sont hissés sur les épaules. Un théâtre ambulant fend la foule en attendant l'heure de la Grande procession : Judas le traître fait ostensiblement tinter ses pièces de monnaie à l'avant du cortège, aussitôt suivi d'une armée romaine avec son indispensable brosse-à-balai-rouge-sur-casque-en-plastique. A l'arrière du char qui transporte le Christ déjà crucifié (les yeux tombant d'un désespoir atroce, ruisselant de son propre sang), une dizaine de toutes petites filles aux ailes blanches contemplent la foule sans rien y comprendre. Sous leurs auréoles de chenille argentée, elles sourient un peu, elles sont contentes d'être là. On s'assoit à la terrasse d'un restaurant, au-dessus d'une rue où va passer la procession, on commande à boire - il faut bien - et on attend. On attend.

C'est la musique qui annonce que la procession s'en vient. Les chirimías jouent leur composition lente et funèbre, violons et tambourins, le cri de lamentation des cordes et le battement sourd des percutions. La voix hurle, le coeur palpite. Le premier Christ de la procession s'avance, croulant sous les lys et les roses, éclairé d'en bas par un projecteur qui peint sous ses cils des traînées d'ombres. Quatre hommes chargent la statue sur leurs épaules. Quand la procession s'arrête, on place sous les brancards des perches pour épargner la peine des porteurs. Des femmes et des enfants déguisés en ange traversent la procession qui repart et apparaissent, derrière l’exubérance des fleurs, les premiers pénitents du premier Christ.

Viennent d'abord ceux dont le sacrifice est considéré comme le plus important. Pieds nus, torse nu, vêtus d'une jupe noire serrée à la taille par une corde de chanvre qui brûle la taille et y laissera sa marque, la tête masquée par une cagoule noire, ces hommes portent des ballots de branches de mûrier ronds et lourds comme des troncs d'arbre. Leurs bras sont liés à leur fardeau au niveau de l'épaule, du coude et du poignet. La corde passe également dans la bouche, elle gêne la respiration et cisaille la commissure des lèvres - c'est à l'irritation en sourire de l'ange qu'au lendemain on reconnait les encruzados. Le dos voûté sous le poids des ronces - entre trente et soixante-dix kilos, crucifiés à leur charge par mille épines acérées qui pénètrent la chair, les hommes marchent. Ils suivent le mouchoir de couleur qu'un des trois ayudantes agite entre leurs yeux et le sol - la seule façon de savoir vers où l'on va. Deux autres ayudantes, souvent les pères, les frères, les fils, se tiennent de chaque côté du ballot. Quand la procession s'arrête, ils soulèvent légèrement le fardeau en le faisant tourner vers l'arrière, pour permettre au pénitent de se redresser, avant de repartir. Ce ne sont ni des héros ni des athlètes. Certains portent un ventre rond comme un tonneau, d'autres chargent les ronces sur de maigres épaules. Le recorrido dure trois heures. Ils n'en ont pas fait le tiers.

A la suite des encruzados viennent les flagelados, eux aussi vêtus de la seule jupe noire et de la cagoule rituelle. Ils portent dans le creux du coude une lourde croix de bois qu'ils confient à leur deux ayudantes quand la procession s'arrête. Alors, ils tombent à genou, se signent, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, et, d'un mouvement lent et régulier, se fouettent le dos d'un cordon de coton blanc noué de dizaines de clous, droite, gauche, droite, gauche, droite. Les deux plaies symétriques de chaque côté de la colonne vertébrale s'élargissent, le cordon se gorge d'un sang rouge qui éclabousse la foule à chaque coup de fouet,droite, gauche, droite, gauche, droite. On dit que c'est un sacrifice plus facile : chaque flagellant choisit le nombre de coups qu'il se donne, leur intensité et leur fréquence, contrairement aux encruzados qui ne peuvent moduler le poids qu'ils portent ni la morsure des épines. Mais le sang coule sur les peaux lisses.

Enfin viennent les femmes, couvertes de robes noires et de la même cagoule que les hommes. On entend avant toute chose le bruit des chaînes qu'elles traînent sur le sol de leurs pieds nus, le cliquetis des maillons qui râpent les pavés - il n'y a pas de musique plus angoissante que le bruit des chaînes. Elles marchent pliées à angle droit au niveau de la taille, le dos rond, avec entre leurs bras une croix qu'elles bercent comme un enfant de plomb et de ténèbres, les reins brisés. Elles se redressent un peu quand la procession marque un temps d'arrêt, puis se penchent de nouveau vers la terre quand la procession repart.

Le premier Christ s'éloigne. Derrière lui attendent cinquante autres Christs, tous chargés de leurs fleurs, de leurs ombres, de leurs lumières, tous suivis de leurs pénitents, de leurs chaînes, de leurs fouets, de leurs ronces, tous entrainant derrière eux le sang, la souffrance, le sacrifice enfin ; sacrifice à la foi et l'amour ou sacrifice à la tradition, demande de pardon face au pêché mortel ou remerciement d'une joie infinie, simple force de l'habitude parfois, fierté de savoir qu'ici, à Taxco, c'est comme cela que l'on s'offre, c'est comme cela que l'on souffre, c'est comme cela que l'on prie, dans la douleur et l'exaltation et jusqu'au bout de soi. Car l'abomination ne masque pas le sublime, car de la souffrance naissent les plus grands délices, car enfin il faut vivre ou mourir et nul ne se sait plus vivant que celui qui a porté la Mort et la Résurrection.

Et, autour, la foule s'en fout. La foule se berce d'une excitation de foule, d'une excitation de fête, d'une excitation de bête dont le sang s'est mis à bouillir. On achète des souvenirs et des rosaires, on mange comme toujours des chips noyées d'un chile rouge et épais comme le sang, on donne aux enfants grimés en ange des morceaux de nuage roses et bleus qui leur poissent les joues de sucre. L'Oxxo ouvert toute la nuit vend de l'eau et de la bière, les ivrognes titubent devant la cathédrale, les adolescentes battent des paupières sous le poids de leur maquillage, nombril à l'air. On brandit des tablettes et des téléphones portables, on se pousse, on s'interpelle, on tente de choisir le bon moment pour traverser la rue entre deux va-nu-pieds encagoulés alors que les marchandes de tacos et de gorditas gueulent les prix de la demi-douzaine. La ville est devenue son propre théâtre et ne se laisse pas impressionner par des montagnes de fleurs et un peu de sang. Tout cela se soigne sans cicatrices, quand on sait y faire.

Il est trois heures du matin à Taxco et, au milieu des pénitents qui ploient sous leur supplice, un petit garçon poursuit un chien en riant. Les enfants ne cessent jamais de courir.

Jeudi Saint à Taxco (2) : les processions flagellantes de Pâques
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Publié dans Mexique

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