Sonnée.

Publié le par Laurine T.

Sonnée.

Même le silence va trop vite ce soir.

J’ai hésité à écrire. L’inflation de discours, les tribunaux politiques à écran ouvert, les angoisses eschatologiques, les prophètes autoproclamés du Nouveau Monde, la contemplation désœuvrée de soi (sincère, étonnée, complaisante, belle aussi parfois) dans ces journaux du confinement qui prolifèrent, les injonctions à l’efficacité encore, bucket lists interminables de livres films séries exercices physiques et autres œuvres-en-attente-à-accomplir qui ont remplacé dans l’heure les interminables bucket lists de voyage, la faute aux avions qui sont plus disponibles… cette abondance de mots ce soir m’épuise ; m’écrase, même.

J’ai hésité à écrire. On court encore après le temps, toutes et tous autant qu’on est – moi la première – on pense encore mettre à profit cette disponibilité nouvelle, investir dans la culture, tirer bénéfice de l’oisiveté pour fabriquer en quelques jours ou semaines cette Œuvre qui sommeillait en nous, dans l’attente d’un peu de temps de loisir en dehors du temps de travail. Nous voici donc face à nous-mêmes, avec nos mots tout contaminés de productivisme, nos Grands Projets qui n’attendent que notre Conquête, nos discours bien formatés sur la Quête de Soi. Moi la première. Moi et mes listes, mes agendas, ma façon de millimétrer le temps, moi et mes alarmes, mes objectifs, mes programmes, mes levers tôt, mes projets, moi et mes mille trucs à faire, et mon besoin de toujours gagner du temps. Moi soudain sans planning, qui annule des billets de train, des billets d’avion, sans pourtant me résoudre à effacer les rendez-vous de mon agenda connecté. Comme si ces plages horaires triées par nature et par couleur avaient encore l’obligeance de tracer le chemin du temps, petites balises familières, étapes fantômes, mais fléchées, sur le sentier des jours à venir.

 Robinson Crusoé seul sur son île, à se réinventer des institutions. J’écris ces lignes pour colmater mes pompes qui prennent l’eau.

J’ai hésité à écrire. Rajouter du texte au texte, de l’analyse à l’analyse, du discours au discours : à quoi bon. Mes ami·es qui écrivent ont vite brandi leur plume comme bouclier, massivement ont invité les novices à se protéger tout pareil : en suivant la voie majestueuse des Lettres et de la Création. Pourtant, d’autres que j’aime pareil ont choisi ces jours-ci la voie du retrait et du silence. Je pense à celles et ceux qui ont murmuré, en public, en privé, presque honteusement : je n’y arrive pas. Je pense à ces voix, rares, qui m’ont dit : aujourd’hui j’ai besoin de distance. Je n’arrive pas à écrire. Je n’arrive pas à penser. Je n’arrive pas à lire. Je n’arrive pas à me mettre au travail, à faire fructifier correctement ce temps dont je voudrais pourtant me convaincre qu’il m’est offert comme un cadeau.

Moi non plus, je n’y arrive pas. Ou mal. Ou pas comme je voudrais. Le temps s’est dilaté, soudain. Immense, il ne se laisse plus saisir. Je le traquais sans relâche, me voici à ses pieds boueux. Je découvre un colosse, le trouve insurmontable.

J’ai hésité à écrire. J’ai été la première, dès dimanche soir, à me mettre au garde-à-vous de la continuité pédagogique. A penser à mes chères élèves, dont je crois qu’elles m’aiment bien mais qui ne se doutent pas que je les aime peut-être davantage. Hier et aujourd’hui encore, j’ai exploré les mille fonctions chronophages d’un espace en ligne sous-utilisé, potentiellement surchargé, quoiqu’il en soit défaillant car rien ne remplace le contact humain. Je me suis réjouie de tout ce temps disponible pour rattraper les retranscriptions de mes entretiens en retard, pour finir mon article, pour écrire l’introduction d’un ouvrage collectif qui attend depuis des mois, pour lire ces livres que j’achète par dizaines et lis par fragments. J’ai voulu bien vite me reficeler un emploi du temps martial, cinq fruits et légumes par jour et sport au lever s’il vous plaît. J’ai vu dans l’ermitage forcé une opportunité quasi providentielle. Rattraper le retard, écrire la thèse, en profiter. Nous autres intellectuel·les, doux rêveurs, on se prête bien a priori aux longues retraites.

Pourtant : je n’y arrive pas. Pas encore, je veux dire. Je sais que ça viendra : la vie reprend ses droits comme la mauvaise herbe, elle a ça de bien, la vie, teigneuse comme tout, elle pousse dans le bitume sous les bombes entre les épidémies dans le moindre coin de terre que tu lui laisses, elle te plante ses racines dans tous les interstices et la voici qui repart, agrippée à un vieux clou, suspendue au-dessus du vide, tordue entre les pierres, farouche encore. Ca viendra. 

Mais ce soir non. Pas encore. Ce soir je n’y arrive pas. Je ricane devant cette plateforme universitaire, que je ne cesse pourtant d’actualiser. Je patauge dans ma retranscription d’entretien. Je n’ai pas ouvert un seul livre, encore moins le fichier de cet article en retard. Au lieu de quoi j’avale en ligne des kilomètres d’informations redondantes et de blagues sur le confinement. J’ai du mal à lâcher mon téléphone. C’est une litote : je m’y cramponne, comme un lien ténu au monde  connu d’hier. Dites-moi que vous êtes vivants et vivantes. 

Aujourd’hui je n’ai rien fait qu’attendre que la vie se signale.

J’ai hésité à écrire. Pour dire quoi, d’abord ? Pour dire quoi, enfin ? Ceci je crois : il m’a fallu quatre jours entiers pour simplement reconnaître l’évidence. Je suis sonnée. Debout, les yeux secs, prête à batailler encore par automatisme, droite dans l’adversité, de l’humour et de l’énergie pour faire ma série de salutations au soleil, un petit déjeuner composé avec amour, plein de fruits de vitamines et tout et tout, et au télé-boulot ma grande. Mais au-dedans, bim, KO. Des étoiles dans les yeux, bleues et contondantes, pas celles des grandes joies. Sonnée.

Je pense à ma famille, à mes parents, à mon frère, à ma sœur, à la grande tribu des oncles tantes cousins cousines grands-parents : je me réjouis de savoir que de l’autre côté de l’hexagone – ça parait loin, soudain – on respire un air océanique. On fera la fête cet été, promis, champagne et tout. Je pense égoïstement, existentiellement, à tout ce qui est venu renverser et construire ma vie ces derniers mois. Je pense à ce que veut dire aimer et rompre et aimer. Je pense à ce roman achevé après des années de travail, parti vendredi tout juste, ironie ultime, à la conquête de maisons d’éditions qui le liront peut-être un jour. Je pense à ce retour au Mexique prévu au printemps, cinq ans plus tard, ce retour si attendu, ce retour qui m’était si cher – je disais la semaine dernière encore : essentiel, vital – et qui n’aura pas lieu. Les jacarandas par chance n’ont pas besoin de moi pour fleurir. Je pense à mes copines qui doivent accoucher dans les semaines à venir, je pense à mes copaines qui ont besoin de soins chroniques, j’adresse des vœux à je ne sais pas qui pour que leur santé tienne ; je pense à mes ami·es ici ailleurs ou au bout du monde, à celles et ceux enfermé·es seul·es, à celles et ceux qui ont pu malgré tout rejoindre la campagne, qui seront entre les bras des leurs et de la nature. Je pense aux mômes dont les parents – dont les mères – ne peuvent assurer l’éducation à la maison, je pense à ces familles qui vivent à trop nombreux dans des espaces confinés. Je pense aux soignants, aux soignantes surtout, à toutes ces femmes qui font tourner le monde pour les semaines à venir, à ce féminisme et ce care qui n’ont jamais fait autant sens qu’aujourd’hui. Je pense aux femmes qui vivent avec des hommes violents, à celles qui vont se faire tuer ; on le saura dans des semaines, si on le sait un jour ; des cadavres vont moisir dans les poubelles. Je pense aux vieux qui vont mourir fatalement – à cette chronique insoutenable lue dans Le Monde aujourd’hui : décidément, l’utilitarisme passe mal. Je pense aux inégalités qui nous éclatent au visage, on le savait bien mais c’est sauvage, là, sociologue ou pas. Je pense que je suis terriblement favorisée encore : ni mon coin de campagne ni la mer ni les montagnes ni les jacarandas, moins de trente mètres carrés à deux, mais tout de même le bleu du ciel, depuis ma fenêtre lyonnaise, le bleu du ciel et toi avec qui regarder le soleil faire le tour du jour. Et puis blanche et jeune et en bonne santé et française comme il faut : si jamais je ne respire plus, on me sauvera la première, me dis-je en ricanant. Alors mon cynisme m’effraie.

Je n’ai pas encore la décence ni l’énergie d’être en colère. Je suis sonnée par chaos. C’est une rupture. Et comme à chaque rupture – c’est mon travers –  j’ai commencé d’abord à gesticuler dans tous les sens, à quadriller mon appartement, à dresser des plans de batailles et des calendriers, à trier mon placard de bouffe comme on graisse l’épée dont on ne se servira pas, va-t-en-guerre moi aussi, proprette, mais belliqueuse, compétitive encore, dans mon armure bien huilée. Et puis non. Non. Je n’y arrive pas, ce soir.

On se l’est fantasmée, la fin du monde. Comme un cauchemar à conjurer, comme on imagine le pire pour mieux voir le meilleur et accepter le mal, le simple mal pas superlativé. Moi je l’ai imaginée mille fois, dans plein de versions différentes mais toutes terribles et spectaculaires, ravageuses comme il se doit. Effondrement, guerre, maladie, accident nucléaire, épuisement des ressources, la fin du monde dans ses différents habits. Je l’ai regardée bien dans ses yeux rouges pour faire comme si j’avais pas peur, tough girl, romantique aussi, gamine comme tout, au chaud sous ma couette mais l’âme ardente. J’ai joué à m’effrayer, je dois pas être la seule. J’ai dressé dans ma tête des listes prioritaires, je me suis mentalement affermie au sentiment de ma préparation émotionnelle. Le chaos est un fantasme malsain, disons, mais en soi inoffensif. Et puis la voici, cette drôle de catastrophe, cette catastrophe terrible pour beaucoup de gens mais pas tant que ça en proportion, cette catastrophe tranquille pour toutes celles et ceux qui n’assurent pas les urgences sanitaires, communicationnelles, politiques, alimentaires. La voici, la catastrophe : molle, hésitante presque, sournoise parce que douce encore, enclose dans les foyers, frappant à des portes encore trop lointaines pour qu’on puisse en saisir complètement la violence. Et nous voici, nous majoritaires, confiné·es, inutiles, nous dur·es de la feuille qui avons tardé à comprendre parce qu’il faut pas exagérer quand même, nous voici à combler nos journées de l’espoir d’une grande œuvre, de l’espérance du prochain repas, de toutes les techniques connues pour neutraliser l’angoisse de l’attente. Nous voici, si nombreuses et nombreux, à ne pouvoir que patienter, nous qui ne savons ni soigner, ni coudre, ni travailler la terre, nous et nos compétences dispensables devant l’urgence. Nous voici humbles soudain, humilié·es presque, mais fidèles, mais solidaires, mais vaillant·es, prêt·es à s’abreuver de culture pour servir encore, prêt·es à fermement rester chez nous, enfin. On le dit fort, et il faut le dire.

J’ai hésité à écrire. Et puis voilà, écrire, écrire pourtant, écrire encore, écrire parce que je ne sais rien faire d’autre, écrire car c’est sûrement ma seule compétence apocalyptique. La maîtrise du verbe – sa poursuite assidue au moins. Ecrire : je suis sonnée.

Nous sommes sonné·es, nous majoritaires et confiné·es. Car nous avons le temps de l’être, le privilège de l'être, et peut-être le devoir de l’être. Nous n’avons rien d’autre à faire pour le moment qu’écouter l’écho de cette catastrophe qu’on peine encore à croire tant on peine à l’entendre. Mais voici précisément où je veux en venir, je crois : acceptons d’être sonné·es, nous qui vivons en dehors de l’urgence des premières lignes. Acceptons d’être sonné·es, pour retrouver bientôt nos esprits, quand il faudra accueillir ceux et celles qui aujourd’hui puisent dans le fond de leur énergie et de leur courage, qui voient bien mieux que nous la gueule du monstre. Ceux et celles qui, demain sonné·es à leur tour, épuisé·es de fatigue, compteront sur le repos que nous avons pris aujourd’hui, le repos total, complet, absolu, le repos pour entendre vraiment l'écho de la catastrophe, qu'il faudra plus tard analyser et comprendre et surmonter, oui. Mais plus tard. Car d'abord : écouter le silence, apprivoiser entre quatre murs la fin du monde connu, qui n'est pas la fin du monde.

 

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