La poésie des pavés

Publié le par Laurine Thizy

Guanajuato est une ville de couleurs et de prophètes, une ville de contrastes.

Il y a ce que l'on voit même sans vouloir le voir - ce que l'on ne peut pas rater : les rues bien propres du lundi matin au petit jour, les jeunes qui se rassemblent sur les escalinatas blanches de l'université, les touristes güer@s avec leurs chapeaux de paille larges et leurs appareils photos gigantesques ; il y a les statues style français du Teatro Juarez, les musiciens de callejoneadas dans leurs costumes coloniaux, le kiosque en fer forgé où l'on distribue des plans de la ville ; il y a le Mercado Hidalgo au toit incurvé comme une bobine de fil, le Pipila imposant qui domine la ville, les murs peints et repeints et rerepeints ; il y a la Guanajuato de carte postale, bobo jusqu'au bout des trottoirs, avec la Basilica qui domine la Plaza de la Paz, et les arbres parfaitement taillés du Jardin de la Union.

Et puis il y a la Guanajuato parallèle, celle que l'on ne voit que si l'on veut bien la voir - celle que je ne peux m'empêcher d'observer et d'aimer, de cet amour sincère et contradictoire qu'on porte aux existences qui nous dépassent. C'est la Guanajuato des étudiants en art qui vendent des truffes au chocolat à la sauvette pour financer leurs études, Guanajuato des callejones où l'on ne s'aventure pas parce que tu vois, Guanajuato des indigènes qui étalent leurs marchandises et des employés communaux qui peignent les murs et ramassent chaque nuit les ordures ; Guanajuato des bouches édentées, des joueurs d'accordéons, des marchandes de paille, Guanajuato des diseurs de bonne aventure enturbanés et des transsexuels, Guanajuato des humbles et des mendiants, celle qui se lève tôt ou se couche tard, celle qui travaille pour gagner une misère, et orne ses rues parfaites d'un ruban de folie et de pauvreté.

Dans cette Guanajuato de l'ombre, on peut croiser, entre le café Tal et la place du Baratillo, un homme dont on n'ose pas s'approcher. Il est souvent assis sur le trottoir, les genoux repliés, les cheveux mi-longs en bataille et la moustache hirsute. Il est jeune encore, la trentaine peut-être. Son treillis noir est sale, les lacets de ses bottes sont au bord de la rupture. Fermé sur lui-même, il ne regarde personne et, quand il lève ses yeux vers le vide, il ne fait aucun doute que cet homme est fou, d'une folie hallucinée et peut-être dangereuse si elle venait à se teinter d'agressivité. Or, voici que j'ai réalisé que cet homme se tient ainsi voûté sur ses genoux, parce que, appuyé sur un bout de carton, cet homme écrit.

Il noircit des pages et des pages d'une écriture serrée et illisible, tranchante comme un poignard, tremblante comme le relevé affolé d'un séisme intérieur. Il écrit avec une frénésie incontrôlable l'écho de ce qui le malmène, ou autre chose peut-être, mais avec une urgence qu'aucun écrivain sagement assis devant son clavier n'a du connaître, même dans ses plus grands emportements ; il écrit comme on respire, comme on lutte ou se débat, des mots déchirés et ardents qui griffent le papier. Il y a, dans les rues de Guanajuato, un homme qui, chaque jour, écrit pour survivre.

On m'a dit un jour lointain de juillet des mots qui m'ont marquée : "la littérature ne t'appartient pas. Elle n'a pas besoin de toi pour la défendre. Chacun, s'il le souhaite, s'il en éprouve le besoin, peut s'en faire le prophète - et peu importe que ces mots-là soient beaux ou laids. Ce n'est pas à toi de trancher." Et puis d'autres mots, plus anciens encore, ceux que je relis depuis des années, ceux de Rilke dans ses Lettres à un jeune poète : "Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. [...] Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint. "

Il y a des mots dont on se souvient sa vie entière, des mots qu'on se répète et qui nous construisent. Pourtant, il faut avoir observé un clochard écrire de toute sa passion, de toute sa fulgurante nécessité, pour commencer à les comprendre. Alors, il est temps de se remettre au travail - avec envie, avec besoin, avec acharnement.

Publié dans Portrait, Ecriture

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