Décrire et inventer

Publié le par Laurine T.

J'ai terminé récemment une nouvelle dont l'action s'ancre dans des lieux que j'ai découverts et visités à peine moins récemment. C'est une nouvelle comme un souvenir de voyage, avec les rues où j'ai marché, les bars que j'ai fréquentés, les églises, les enfants, les ados, les voyageurs, les bateaux, une nouvelle avec des statuts du Christ que j'ai observées des heures pour pouvoir les décrire, avec un pays qui vibre, avec un accent qui existe, avec des personnages qui sont peut-être avant tout des personnes, bref c'est un texte dangereux pour moi parce que vérifiable - quelqu'un avec le texte à la main pourrait chercher dans un village de pêcheurs les détails que je livre, et se satisfaire ou non de la description que j'en fait. J'ai toujours peur de décrire le réel : il demande trop de précisions, trop de compétences, il relève avant tout de l'étude ethnologique, mais alors il est question de recherche scientifique et plus de littérature, et on sait bien qu'une bonne enquête ne se mène pas en vacances, elle demande un peu plus de travail qu'une semaine d'observation dilettante. Quand on décrit ce qui existe, on court toujours le risque de passer à côté, pire, que les personnes qui lisent réalisent qu'on est passé à côté. C'est pour cette raison que j'ai toujours du mal à situer mes histoires dans un temps et un espace réels, historiques, sociaux, économiques, politiques. J'ai du mal à décrire ce qui est, parce que la sociologie m'a appris qu'avant de pouvoir parler de ce qui est, il faut en savoir quelque chose, et l'on ne peut pas se permettre d'être approximatif. Du moins, je ne veux pas me permettre d'être approximative. La plupart du temps, donc, j'esquive la difficulté.

J'ai pourtant réalisé, à l'écriture de cette histoire, qu'à partir du moment où on accepte de jouer le jeu, de tenter le truc, quitte à ne pas convaincre, il est bien plus facile de construire un environnement. On n'invente rien, ou si peu. On a en tête tous les souvenirs, toutes les images, toutes les odeurs, tous les détails qui ont surpris, toutes les conversations, on a encore des impressions très nettes, des anecdotes, des petites histoires glanées à droite à gauche, et avec tout ça il suffit de recomposer. Bien sûr, on ment. C'est du vécu, et ça ne l'est pas, on mélange tout allègrement, on triche avec le souvenir, on triche avec les sentiments. Plus tard, si je relis ce texte, peut-être que je ne différencierai même plus les épisodes que j'ai vécus et retranscris de ceux que j'ai inventés. Le texte sera plus réel que le souvenir ; il deviendra le souvenir lui-même - un souvenir biaisé, un souvenir tordu au service de l'histoire et de la narration, qui n'a rien à voir avec mes vacances. Mais la réalité de ce village de pêcheur, elle, demeure. Elle ne laisse pas tellement le droit à l'erreur ; on peut réinventer les rencontres, mais on ne réinvente pas un décor, on ne réinvente pas l'Histoire d'un peuple, on ne réinvente pas une géographie. Dès lors qu'on décide de parler de choses réelles, il faut être précise et rigoureuse. C'est un peu moins difficile que je croyais, mais quand même.

C'est donc avec un certain soulagement que je suis retournée à la pure fiction, aux univers un peu flous, aux endroits qui flottent entre deux réalités, qui pourraient être ici ou ailleurs, hier ou demain. Ces univers laissent davantage de marge de manœuvre, la poésie s'y coule plus aisément - je trouve. Sauf que. Bercée depuis quelques semaines par des dizaines de textes sur les civilisations aztèques et mayas, gorgée tout le week-end de Game of Thrones, j'ai eu envie moi aussi de parler d'une civilisation, d'en esquisser une, comme ça, pour voir, pour le plaisir des détails. J'ai voulu faire de l'anthropo à moindre frais : je voulais un décor de jungle, une ambiance chaude et humide dans la forêt tropicale, des perroquets qui chantent et une homme qui soigne, je voulais ça sans m'embarrasser d'un cadre historique, géographique, et anthropologique trop réel, trop élaboré, pour faire l'économie de longues recherches et surtout pour que l'histoire que j'ai en tête n'ait pas à faire des contorsions avec ce qui a existé. Quand j'ai une histoire en tête, c'est elle qui compte avant tout, à mes yeux. Je demande seulement au décor d'être crédible, à défaut d'être réel.

Il s'avère qu'un décor qui existe véritablement a toutes les chances d'être crédible, si l'on travaille suffisamment, et malgré les craintes que j'ai évoquées plus haut. Mais je me suis rendu compte - grande nouvelle !- qu'un décor qui n'existe pas présente encore plus de difficultés. On ne peut pas se contenter de retranscrire une cohérence qui existe ailleurs : il faut inventer une cohérence interne à l'univers, inventer l'histoire, la géographie, les habitudes alimentaires, les façons de s'habiller, le commerce, la politique, l'économie, la médecine, l'organisation sociale, les croyances, les arts et les sciences, la langue, les techniques de combat, les hiérarchies, les proverbes et les expressions, les différents peuples et les différentes tribus, il faut tout inventer du début à la fin. Et non seulement il faut inventer, mais il faut que tout cela tienne ensemble et sans contradiction, de bout en bout. Il faut à chaque phrase se demander ce qu'implique ce qu'on avance, si c'est cohérent avec ce que l'on a déjà écrit. Il faut, en réalité, extrêmement bien connaître l'histoire, la géographie, la politique etc., il faut en maîtriser toutes les logiques réelles pour pouvoir à partir de ce qui existe inventer des choses qui n'existent pas, mais pourraient exister. Je n'en suis évidemment pas là, moi qui me réjouis quand après un quart d'heure de réflexion j'ai réussi à inventer un seul prénom. Mais j'imagine quand il faut créer des lignées aux noms qui se ressemblent, quand il faut inventer des peuples avec leurs croyances, leurs coutumes et leurs guerres, quand il faut bâtir de fond en comble un univers qui soit à lui seul sa propre justification... Alors en toute petite L. C. M. Thizy, j'ai pour un J. R. R. Tolkien, une J. K. Rowling ou un G. R. R. Martin une admiration sans bornes.

Publié dans Ecriture

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